Lise Biron artiste

Lise Biron  artiste

Le dernier aurevoir

Ils se sont rencontrés en 6e année à la nouvelle école «Notre-Dame-de-l'Action-de-Grâces». Lui, dans la classe de campagne à plusieurs niveaux et Élisabeth du côté des classes régulières. La communication des filles avec les gars n'était pas bien vue dans les années 60 dans les petites villes du Québec.

Mère Saint-Alfred ne savait pas sourire et était affublée d'une tétine brune sur le menton. Elle surveillait ses élèves avec vigilence et était toujours prête à intervenir si les gars s'approchaient des filles.

Élisabeth allait souvent à la toilette pendant ses cours et passait par le couloir qui longeait la classe de campagne où Francis occupait le siège près de la porte et, curieusement, il croisait toujours son regard. Je crois qu'on appelle ça un amour naissant.

Un gars de la campagne connaît tous les mystères de la vie chez les animaux et par le fait même  chez les humains.

Élisabeth, fille du village, aînée d'une famille nombreuse, ne sait que ce qu'elle voit dans la maison: la vie malheureuse d'une mère qui travaille pour la patrie, je devrais plutôt dire pour l'Église, car 22 enfants ça en fait des baptêmes, des premières communions, des confirmations, des mariages... et le cycle recommence.

Toujours est-il qu'Élisabeth n'a pas envie de suivre les traces de sa mère, trop bonne et soumise à son mari et à sa religion, comme les femmes de son temps. Elle est particulièrement attirée par Francis sans savoir pourquoi, peut-être le sourire, la cicatrice sur la lèvre supérieurs, le regard franc, le teint halé par les travaux aux champs. À se voir pendant les dîners, près de la patinoire, ils en viennent à se dire quelques mots en cachette, à se passer un petit billet en se croisant par hasard, à l'insu de mère Saint-Alfred.

Heureusement, le dimanche, Élisabeth qui a gardé ses jeunes frères et soeurs pendant la basse messe, occupe le 3e banc à la grand messe alors que Francis accompagne son père et sa soeur aînée un peu plus en arrière. À la communion, un bref regard en coin. Et puis la sortie, enfin. Ils se retrouvent l'un près de l'autre sans même se toucher, mais elle vibre d'envie de se serrer contre lui, comme dans les contes de fée.

Puis viennent les fêtes de l'été où la jeunesse se retrouve, insouciante et avide de plaisir: la procession de la Fête Dieu, la procession au flambeau, la parade de la Saint-Jean-Baptiste, les feux d'artifice...

À la lueur du flambeau, Francis observe Élisabeth; ce qu'elle est belle! Déjà, il se voit avec une ribambelle de rejetons rousselés aux cheveux dorés. Mais sa belle rêve à de chaudes étreintes, sans enfant. 

Déjà 15 ans, aux feux d'artifice, ils sont très près l'un de l'autre. Elle sent sa chaleur, ses tempes battent au rythme cardiaque; il a déposé respectueusement sa main en bas de la taille, sur la crinoline, pas d'étreinte. À peine effleurée.

Et on reprend l'année scolaire. Viennent les soirées dansantes et Francis invite enfin Élisabeth; c'est Florent, le frère aîné, qui va conduire la voiture. Dans ce temps-là, 6 passagers pouvaient monter dans l'auto. C'est parfait pense l'amoureuse, on va se coller, mais Francis ne voit de la même manière; il respecte sa dulcinée. Il danse peu, et pas question de profiter de la situation dans l'obscurité pour serrer sa future femme qui n'espère pourtant que ça; elle soupire après des caresses, des étreintes, des baisers qui ne sont que rêves.

Cependant dans les années 60, une jeune fille bien ne  provoquait pas les garçons, ne laissait rien voir de ses émotions. Il faut dire qu'à cause de la pudeur, la gent féminine portait une gaine culotte même en été, même quand elle était mince, car il n'était pas de mise qu'on aperçoive la craque entre les 2 fesses.

Un directeur du personnel d'une commission scolaire a raconté qu'à l'âge de 18 ans, il a vu pour la première fois un début de poitrine dans un décolleté.  Il avait toujours cru que c'était comme une «seule tablette». Un choc foudroyant.! Quelle merveille!

Un soir après la danse, Francis demande: «Est-ce que je peux avoir un p'tit bec? - Oui, gênée.» Un effleurement sur la joue et c'est terminé.

En entrant dans la maison, son père dit: «Un p'tit bec?» Et voilà! Le charme est rompu! Ce doux instant avait perdu son intimité, elle était humiliée; ce bref moment avait été espionné, sali par cet homme qui lui répugnait.

Francis qui désire prendre la ferme familiale part pour l'école d'agriculture à St-Hyacinthe et ne revient pas toutes les fins de semaine, mais on s'écrit et Élisabeth s'arrête au bureau de poste tous les soirs en revenant de l'école. Souvent une lettre du collège LaMennais l'attend, elle l'ouvre immédiatement; elle se sent revivre, même qu'une fois elle a reçu une mèche des cheveux blonds de Francis lorsqu'il était enfant; comme ils sentaient bon.

Mais un jour, dans une lettre, il l'a surnommée «sa promise»; ce fut le coup fatal. Pour Élisabeth, le conte de fée se termine avec le mariage et comme un film en accéléré, elle se voit dans ses chaudrons, portant un tablier, la longue corde à linge, où on suspend des tas de couches, entourée de marmots. La magie est terminée. C'est un gars parfait, trop respectueux qui ne répond pas à ses besoins et qui veut l'enfermer dans une cage. Elle n'en veut pas de cette vie au service de sa progéniture et du chef de la maison. Fini, elle ne lui répond plus, incapable de verbaliser ce qu'elle ressent.

L'année suivante, elle aurait aimé le revoir, mais il était déjà trop tard. Devenu un homme, il avait choisi une fille de cultivateur pour partager sa vie et assurer sa descendance.

Une quinzaine d'années plus tard, le journal titre:« Le président de l'Union des Producteurs Agricoles est décédé tragiquement en revenant de la réunion mensuelle».

Cette nuit-là, Élisabeth avait rêvé à Francis, ce fut la seule fois; il se dirigeait vers sa voiture, souriant en regardant Élisabeth; elle s'était dit alors: «C'est curieux, je rêve, je vois les yeux de Francis, et quand cela se produit, c'est que le personnage est mort, mais là, il est bien vivant, il vient à ma rencontre ; il est là devant moi». Elle a évité de parler de ce phénomène, mais ce rêve l'a ramenée devant cette fillette blessée par celui qui aurait dû être un guide sûr et qui s'est avéré l'objet de son déséquilibre.

Il y a quelque temps, Élisabeth en promenade dans la région se ballade dans la campagne de son enfance et s'arrête à une station service. «Je crois qu'un de mes pneus perd de l'air» - Élisabeth? - Yvon? - Il y a bien 40 ans de celà, tu étais la sienne et moi je trippais sur Gisèle. - C'était aussi le mien, mais j'étais trop traumatisée pour m'en apercevoir. - Tu sais, c'était mon meilleur ami. Il n'a jamais été heureux et n'a cessé de me parler de toi. - Je te crois, il est venu me dire «aurevoir» avant de quitter notre monde».

Un samedi de juin, une femme à la longue chevelure blanche nouée sur la nuque, toute vêtue de noir, s'est recueillie sur la tombe de son amour perdu.

Élisabeth a acheté un lot au cimetière, un tout petit, juste à côté de la pierre tombale de Francis. Sur la stèle, on lit: «Unis pour l'éternité».

 

 



19/10/2012
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